Un chemin de la Retirada

Le retour en Espagne

S'il y a une idée reçue qui persiste et résiste à tout depuis plus de 80 ans, c'est bien celle de l'impossible retour ; une idée selon laquelle seule une infime partie des Espagnols ayant participé à la Retirada serait rentrée en Espagne et que les 500 000 réfugiés se seraient soit installés en France, soit auraient re-émigré vers l'Amérique latine.

Tout le monde l'a pensé, au début. Puis tout le monde y a crû dur comme fer et, aujourd'hui, on y croit encore.

Mais c'est faux !

En réalité, la grande majorité des hommes et des femmes qui ont franchi la frontière entre le 27 janvier et le 13 février 1939, l'ont repassée dans l'autre sens avant la fin de l'été 40.

D'où vient cette erreur d'appréciation ?

Pourquoi, en dépit de toutes les publications des historiens, on continue de croire que les réfugiés espagnols ne sont pas rentrés en Espagne ?

Pour comprendre d'où vient cette idée très répandue, il nous faut remonter dans le temps et nous replonger dans le contexte de l'année 1939 quand, au plus fort de l'hiver, un flux continu de réfugiés ruisselle le long des pentes des Pyrénées, se déverse sur la plaine du Roussillon et les grandes plages du Midi. Cette vision marque profondément les esprits ! De là à voir des Espagnols partout, il n'y a qu'un pas et il est vite franchi car tous en sont témoins.  Que l'on réside dans un département pyrénéen ou à proximité d'un centre d'hébergement, que l'on travaille dans une usine, une ferme ou une entreprise employant un travailleur étranger, ou que simplement on lise les journaux : c'est un fait, les "rouges", les "miliciens marxistes", les "Espagnols "  sont partout !

Comment imaginer alors qu'il ne s'agit là que de la partie visible de l'iceberg ? Que la plupart des réfugiés qui ont franchi la frontière au cours de l'hiver 39 ne sont déjà plus ici ? Qu'ils ont quitté le territoire français pour s'en retourner en Espagne ? C'est impossible.

Et puis, ce ne sont pas les autorités qui vont contredire le sentiment général. L'époque est à la xénophobie et au repli sur soi, il ne s'agirait pas d'aller à contre courant ! Quelque soit le nombre des retours, pour les autorités, il est toujours insuffisant. Alors on multiplie les actions et les campagnes pour convaincre les récalcitrants de rentrer chez eux.

Quant aux réfugiés qui demeurent sur le sol français, ils sont la preuve vivante que le retour est impossible.

Au fil du temps, un sentiment répandu s'est mué en certitude et tous, réfugiés, médias, opinion publique, descendants d'Espagnols, sommes ainsi restés convaincus que l'immense majorité des Espagnols qui avaient participé à la Retirada n'avait pu retourner en Espagne.

Au final, combien d'Espagnols ont été rapatriés ?

Sitôt arrivés en France, certains réfugiés décident de repartir et, dans les Pyrénées-Orientales, on dénombre 70 000 rapatriements à la fin du mois de mars 1939.

Mais, à ma connaissance, ni les autorités françaises, ni les autorités espagnoles n'ont recensé l'ensemble des rapatriements. Ce sont les historiens qui les ont dénombrés a posteriori : en tout, il y aurait eu 340 000 retours. Comment arrive-t'on à ce chiffre ?

On sait que l'exode que l'on appelle la Retirada a concerné environ 1/2 million de personnes. Il n'y a aucune statistique totalement fiable et exhaustive mais le chiffre de 465 000 réfugiés semble faire consensus.

On sait aussi que 18 mois plus tard, lorsqu'en juin 1940 l'armistice a été signée, ne demeuraient sur le territoire métropolitain plus que 125 000 réfugiés espagnols (chiffre communément admis par les historiens).

Oui, bon, c'est à la louche ! Moi aussi, je sais faire 465 000 - 125 000 et si je trouve bien 340 000, je sais aussi que le delta comprend également des re-émigrations (de l'ordre de 18 000), les décès (en nombre inconnu) et les évasions (en nombre inconnu).

Quoi qu'il en soit, ça donne quand même un ordre de grandeur et on peut affirmer sans se tromper que plus de 70 % des hommes, femmes et enfants ayant participé à la Retirada de 1939 sont retournés en Espagne avant la fin de l'été 1940.

Les rapatriements sont-ils contraints ou volontaires ?

 Quand on s'intéresse à la question du rapatriement (que certains nommeront le refoulement), il est impossible de ne pas remarquer le caractère contradictoire de la politique gouvernementale. Pour résumer cette politique, je dirais qu'elle consiste à forcer au rapatriement en respectant la volonté des personnes !

Parmi les moyens plus ou moins coercitifs mis en œuvre par l'administration pour "encourager" au retour, on trouve :

- la diffusion de messages : dans tous les camps, des haut-parleurs fixes ou installés sur des camions exhortent les Espagnols à rentrer chez eux,

- l'affichage de circulaires : elles indiquent les catégories de personnes forcées de quitter la France (orphelins ou enfants dont les familles se trouvent en Espagne, femmes isolées, malades et invalides),

- la délivrance au compte goutte "d'autorisation de rester",

- les commissions spéciales : Les réfugiés sont convoqués tour à tour devant ladite commission et enjoints à signer une demande de rapatriement volontaire,

- parfois, les réfugiés rapportent qu'ils sont soumis à un ultimatum : le rapatriement ou l'engagement dans la Légion étrangère.

Si l'on se base sur les effectifs des camps, on constate que, dans les premiers temps, le nombre des départs est très soutenu, peut-être en raison de la méconnaissance de la répression exercée de l'autre côté de la frontière. Par la suite, leur nombre décroit très rapidement. La raison avancée est que ce franc recul coïnciderait avec les premiers récits rapportés sur la façon dans les républicains retournés en Espagne sont traités.

Quelle est la position de l'Espagne franquiste ?

Les autorités espagnoles comprennent très vite qu'elles peuvent tirer avantages du fait que la France est prête à tout - ou presque - pour que les réfugiés repassent rapidement les Pyrénées.

Ainsi, dès le 25 février 1939, les accords Bérard-Jordana sont signés à Burgos. Ils posent les principes qui régissent les relations de bon voisinage entre les deux États. En contrepartie d'une déclaration verbale du gouvernement espagnol (celui-ci se dit disposé à "recevoir" toutes les personnes qui se sont rendues en France), la France reconnait officiellement le régime de Franco, s'engage à restituer tous les avoirs espagnols qui se trouvent en France (or, œuvres d'art, bétail, armes, véhicules, navires ...), et enfin à prendre toutes les mesures utiles pour empêcher que les ressortissants espagnols qu'elle a accueillis n'agissent contre la tranquillité et la sécurité de l'Espagne.

A ce moment là, il est évident que les réfugiés qui rentrent en Espagne ont de bonnes raisons de craindre d'être fusillés ou emprisonnés.

Au printemps 1939, après que Franco ait déclaré la fin de la guerre civile, l'Espagne, qui a besoin de main d'œuvre pour se reconstruire, lance une campagne de communication en direction des Espagnols résidant sur le territoire français. Ces appels au retour sont relayés dans tout l'hexagone, ainsi qu'en Afrique du Nord.

Ci-dessous reproduit le texte du tract distribué dans les camps d'internement (en vis-à vis, le texte traduit en français) :

CONSULADO DE ESPAÑA

A LOS ESPAÑOLES RESIDENTES EN FRANCIA.

   En estos momentos críticos para Europa, España se dirige a sus hijos residentes en territorio francés, libremente o en campos de concentración, y les invita a volver a suelo de la Patria.

   En ella vivirá lejos de los peligros inevitables que la guerra moderna hace correr non solo al combatiente sino a la población de retaguardia y podrá desenvolver sus actividades garantizadas por la paz et el orden interior.

   Nuestra Nación regida por el glorioso Caudillo Franco está abierta a todos los españoles sobre cuya conciencia no pese el crimen. Masas inmensas, millones de hombres y mujeres non sometidos durante anos a su autoridad, volvieron en un día a la vida común acogidos con clemencia y fraternidad cristianas. No hay pues razón alguna para recibir de otro modo a los demás nacionales a quienes la desgracia o el error no permitieron aun reintegrarse a su tierra y a los que el Generalísimo abre las puertas de España en esta hora memorable.

   Nadie cree ya en la leyenda de la represión española. Todos saben incluso por informes directos de los suyos, como se administre la justicia de Franco, con que benevolencia, con cuanta escrupulosa apreciación de las razones complejas determinantes de muchas conductas, proceden sus gobernantes.

   Volved, pues, a la España, Una, Grande y Libre que os espera. Cuando la guerra os deja huérfanos en tierras extranjeras, vuestra Patria os llama.

   Todos los españoles de conciencia limpia y pasado honrado tenéis allí vuestro puesto para trabajar en la empresa de hacerla mejor y reparar sus males.

CONSULTAT D'ESPAGNE

AUX ESPAGNOLS RESIDANTS EN FRANCE.

   En ces moments critiques pour l'Europe, l'Espagne se tourne vers ses fils résidant sur le territoire français, librement ou dans des camps de concentration, et les invite à revenir sur le sol de la Patrie.

   Ils y vivront loin des dangers inévitables que la guerre moderne fait courir non seulement au combattant mais aussi à la population de l'arrière-garde, et ils pourront exercer leurs activités en étant assurés de la paix et de l'ordre intérieur.

   Notre Nation, gouvernée par le glorieux Caudillo Franco, est ouverte à tous les Espagnols dont la conscience n'est pas alourdie par le crime. Des masses immenses, des millions d'hommes et de femmes non soumis pendant des années à son autorité, sont revenus en un jour à la vie ordinaire, accueillis avec clémence et fraternité chrétiennes. Il n'y a donc aucune raison de recevoir autrement les autres nationaux que le malheur ou l'erreur n'ont pas encore permis de retrouver leur patrie et auxquels le Généralissime ouvre les portes de l'Espagne en cette heure mémorable.

   Plus personne ne croit à la légende de la répression espagnole. Chacun sait comment la justice franquiste est administrée, avec quelle bienveillance, avec quelle appréciation scrupuleuse des raisons complexes qui déterminent bien des comportements de ses gouvernants.

   Retournez donc en Espagne, Une, Grande et Libre qui vous attend. Quand la guerre vous laisse orphelins en terre étrangère, c'est votre Patrie qui vous appelle.

   Tous les Espagnols qui ont la conscience tranquille et un passé honorable y ont leur place pour travailler à la rendre meilleure et à réparer ses maux.

Pour finir, le 2 octobre 1939, l'Espagne promulgue un décret d'aministie qui s'applique aux militaires condamnés à des peines inférieures ou égales à 6 ans, et aux civils. Quant aux peines plus lourdes, elles sont révisées à la baisse. Ces mesures qui ont pour but, notamment, d'inciter les travailleurs au retour, ne convaincront pas les réfugiés les plus politisés.

Difficile de dire ce qui de la propagande franquiste, des conditions d'internement ou des pressions exercées par les autorités françaises a eu le plus d'effet sur le nombre des retours.

Sans doute, la combinaison de ces facteurs a tout de même accéléré les choses.

Que sont devenus les Espagnols qui sont retournés en Espagne ?

Ainsi que nous l'avons vu, le retour en Espagne n'est pas impossible. Pour autant, il n'est pas sans danger.

En théorie, les personnes favorables au Mouvement national ne risquent rien. Dans la pratique, le simple fait d'avoir rejoint la France suffit à vous rendre suspect. 

Certains candidats au retour ne vont pas plus loin que Figueres et son château de Sant Ferran, transformé en prison.

Les prisonniers républicains sont classés en fonction de leur engagement :

- les droits communs : ils sont envoyés en prison ou, en cas de surpopulation carcérale, relâchés,

- les engagés de force dans les troupes républicaines : les prisonniers qui arrivent à convaincre les autorités franquistes qu'ils ont été enrôlés dans l'Armée populaire non pas par conviction mais contraints par les circonstances peuvent échapper à l'emprisonnement en s'engageant dans l'armée franquiste,

- les engagés volontaires dans les troupes républicaines : ceux-là sont condamnés aux travaux forcés.

Beaucoup passent par les camps de concentration franquistes où les Espagnols qui "s'étaient égarés" sont re-éduqués et "purifiés". Le plus connu de ces nombreux camps est peut-être celui de Miranda de Ebro, dans la province de Burgos. Officiellement, aucun camp n'accueille de femmes.

En complément du système concentrationnaire, le régime de Franco fait une chasse impitoyable aux combattants républicains revenus clandestinement chez eux.

Mais ça, c'est un autre sujet ...

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