Un chemin de la Retirada

La terminologie "camp de concentration"

Ce n'est pas toujours facile de nommer précisément les choses, surtout quand on aborde un sujet délicat. Nommer, c'est désigner, définir, ranger dans une petite case. C'est ce qu'il semble se passer avec l'expression "camp de concentration". Il est surprenant de constater que l'usage du terme "concentration" fait débat lorsque l'on évoque l'accueil en France des réfugiés espagnols.

On pourrait penser que le temps, qui peut tout, va régler l'affaire. Mais non. Les années qui passent n'y changent rien et, en 2024, il est toujours aussi difficile de qualifier les camps ouverts en France sous la IIIème république, de "camps de concentration". Pourquoi ? Comment se fait-il qu'en 80 ans, la question n'ait pas été tranchée par les historiens ?

D'où vient l'expression "camp de concentration" ?

A la fin du 19ème siècle, alors que Cuba se battait contre les Espagnols pour gagner son indépendance, le gouverneur de l'île inventa le concept d'une zone gardée par la troupe (un camp donc) où serait relocalisée une population rurale qui, au grand dam des autorités coloniales, apportait parfois gîte, couvert et protection aux rebelles. Officiellement, cette politique dite de "reconcentración" visait, dans un contexte d'insurrection, à protéger les civils mais il apparut très rapidement qu'il s'agissait en réalité de s'en débarrasser pour laisser le champ libre à l'action militaire !

Les internés ne s'étaient rendus coupables d'aucune faute, ni délit. Ces hommes, femmes, enfants et vieillards avaient simplement en commun d'être devenus des indésirables aux yeux des autorités. Et sans autre forme de procès, sous le coup d'une décision administrative qui les privait de leur liberté, de leurs proches, de leurs biens et de leurs terres, ils furent déplacés et se retrouvèrent entassés dans des abris improvisés. Sous-nutrition, promiscuité, manque d'hygiène,... les conditions de vie dans les camps furent si difficiles qu'elles précipitèrent la mort d'un quart d'entre eux.

L'Histoire regorge d'exemples de mise à l'écart d'une population mais avant 1896, la concentration n'avait jamais touché d'un coup autant de civils (env. 400 000 personnes).

L'expression "camp de concentration" était née.

Si vous souhaitez en savoir davantage sur le sujet, je vous recommande la lecture d'un article passionnant (et terrible !) rédigé par Annette Becker et intitulé "La genèse des camps de concentration : Cuba, la guerre des Boers, la grande guerre de 1896 aux années vingt". Publié dans la Revue d’Histoire de la Shoah 2008/2 (N° 189), pages 101 à 129, cet article est disponible en ligne à l'adresse : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-de-la-shoah-2008-2-page-101.ht

Qu'est-ce qui caractérise un camp de concentration ?

En fait, les caractéristiques du camp de concentration sont posées dès 1896 :
- la détention est administrative : les internés ne sont pas sous le coup d'une sanction pénale. Ils n'ont été ni jugés, ni condamnés.
- elle s'applique à un groupe d'individus considérés comme "indésirables", pour une raison ou une autre, dans leur pays de résidence.
- généralement, l'internement touche tout le groupe qui est traité comme un ennemi (hommes, femmes, enfants, anciens, valides et malades...).
- dans ces camps, les conditions de vie, sanitaires et psychologiques, sont si difficiles qu'elles entraînent une importante surmortalité, notamment des enfants.

Quand les centres pour réfugiés espagnols devinrent-ils des "camps de concentration" ?

En 1936, dès les premières semaines de la guerre civile, des femmes, des enfants et dans une moindre mesure des hommes, fuirent l'Espagne pour se mettre à l'abri des sanglants combats que se livraient les deux camps ennemis. Une bonne partie de ces civils gagnèrent la France. Ils y furent accueillis, nourris, hébergés et, lorsque c'était nécessaire, soignés avant d'être renvoyés, ou pas, en Espagne (pour en savoir plus, voir la fiche Le retour en Espagne). Les mesures mises en œuvre alors par les autorités françaises consistèrent en l'ouverture de "centres d'accueil" et de "centres d'hébergement" répartis sur le territoire national. Les conditions de vie dans ces centres, bien que parfois difficiles du fait d'un manque substantiel de moyens, suscitèrent d’innombrables remerciements de la part des personnes qui en bénéficièrent. En effet, il ne fut pas rare que des trains reconduisant les réfugiés en Espagne républicaine s’élevassent des "Viva Francia !" à l'adresse des bénévoles des associations d'aide aux réfugiés restés sur le quai.

Mais à partir de février 1939, à la suite de la décision de regrouper les réfugiés de la Retirada dans des camps montés à la hâte, l’administration de la IIIème République Française commença à utiliser le terme "camp de concentration", vite repris par les médias de l'époque ainsi que, naturellement, par les personnes qui étaient internées dans ces camps.
 
Le premier de ces camps de concentration est celui d'Argelès-sur-Mer, rapidement suivi des camps de Saint-Cyprien et du Barcarès.
 
Partant de là, cette terminologie fut couramment employée dans les documents administratifs pour qualifiés les camps d'Espagnols et, par extension, tous les camps destinés à l'internement d'indésirables.
 

Quand et pourquoi les autorités françaises abandonnent-elles cette terminologie ?

L'expression "camp de concentration" n'est sujet à aucune controverse... jusqu'à ce que début 1941, le Gouvernement de Vichy s'émeuve du fait que sa politique à l'égard des indésirables puisse faire mauvais effet sur une partie de l'opinion publique française, ainsi que sur certains pays étrangers.

C'est donc pour une simple question d'affichage que, le 10 janvier 1941, son ministre secrétaire d’État à l'Intérieur, un dénommé Marcel PEYROUTON, s'adressa par circulaire aux préfets de la zone libre pour ordonner le changement de dénomination suivant : le terme "camp de concentration" n'allait désormais s'appliquer qu'aux seuls camps du Vernet d'Ariège et de Rieucros et tous les autres seraient des "centres d'hébergement" (la circulaire peut être consultée aux archives départementales des Pyrénées-Orientales, réf 109 W 297, et de l'Aude, réf 49 W 2, et la note d'accompagnement aux Archives nationales à Paris, réf F/7/16034).
 
Naturellement, ce changement de nom n'eut aucun effet sur les conditions d'internement des réfugiés espagnols !

Il n'y a donc pas à en douter : il y a bien eu des camps de concentration entre 1939 et 1944 en France.

Pourquoi notre mémoire collective refuse-t'elle cette réalité ?

 Pour répondre à cette question, je voudrais vous raconter une anecdote dont j'ai eu connaissance par le livre de Claude Laharie "le camp de Gurs".

En 1979, alors que 40 années s'étaient écoulées depuis la création du camp et que le temps en avait effacé presque toutes les traces, les jeunes de la MJC d'Oloron se sont intéressés à son histoire et ont organisé toute une série de manifestations auxquelles se sont joints d'anciens internés et quelques historiens. Parmi les évènements entourant ces commémorations, ils ont eu l'idée d'ériger, à l'endroit des anciennes installations, un grand panneau de bois commémoratif. Celui-ci, dressé au bord de la route nationale, énonçait succinctement le nombre d'internés par catégorie d'indésirables en dessous de l'inscription "ici se trouvait l'ancien camp de concentration français de Gurs". Et bien sitôt dressé, le panneau de bois a été profané et les derniers mots martelés !

J'imagine quelque ancien employé du camp, passant un matin devant le panneau commémoratif, surpris de voir ressurgir un passé qu'il croyait définitivement enterré, heurté par le vilain mot attaché au camp de Gurs, et peut-être même vexé de se trouver ainsi déclaré complice d'une organisation dont il est de notoriété publique qu'elle bafouait la dignité des internés. Toute la journée, l'affaire a dû grandement préoccuper notre homme. Sans doute, il n'en a pas dormi pendant plusieurs jours. Je l'imagine encore, à la lueur d'un soir, martelant les mots accusateurs.
 
Individuellement, nous pouvons être dans le déni pour nous protéger nous-même d'une réalité. Collectivement, c'est un peu pareil. Une société va toujours avoir tendance à refouler un passé dont elle n'est pas fière ou, si elle ne peut l'effacer, en atténuer la portée. Cela permet de s'affranchir de tout un tas de choses désagréables comme ressentir de la honte, affronter une indignation légitime, avoir à rendre des comptes, demander pardon, etc.
 
Dans le cas de la profanation du panneau du camp de Gurs, je comprends. Je veux dire que j'arrive à comprendre qu'il y ait des voix pour s'élever contre le souvenir.
 
Ce que je ne comprends pas, par contre, c'est que l'on cède à ces voix.

Aujourd'hui, on peut lire sur le panneau commémoratif "ici se trouvait l'ancien camp d'internement français de Gurs".
 

Qu'en pensent les historiens ?

Les historiens n'arrivent pas à s'accorder.

Une partie d'entre eux, notamment en France, lui préfère le terme "centre d'internement". Ce choix s'explique par le fait que l'expression "camp de concentration" convoque une forte charge émotionnelle car elle renvoie au système concentrationnaire nazi. Or, les camps français et les camps nazis ne recouvraient pas la même réalité.

 C'est, par exemple, l'avis de Genevière Dreyfus-Armand, historienne éminemment spécialiste de l'internement français, qui n'emploie jamais l'expression "camp de concentration" sans en préciser les conditions d'usage.

 D'autres, comme notamment Paul Preston et Helen Graham, utilisent les termes en usage dans les périodes étudiées. Cette position est partagée par quelques historiens français, à l'instar de Grégory Tuban, historien spécialiste de l'exil espagnol et des camps de la Retirada, qui utilise la dénomination "camp de concentration" pour désigner les camps d'étrangers ouverts sous la IIIème république, faisant confiance aux lecteurs pour faire la part des choses.

Enfin, d'autres ne s'expriment pas de manière explicite sur la problématique.
 
Personnellement, je trouve cette polémique plutôt ironique car il faut savoir qu'en février 1939, lorsque l'expression "camp de concentration" est utilisée en conférence de presse par Albert Sarraut, alors ministre français de l'Intérieur, c'est dans un but d'apaisement, pour rassurer les populations : "le camp d'Argelès-sur-Mer ne sera pas un lieu pénitentiaire, mais un camp de concentration. Ce n'est pas la même chose" (La dépêche du 2 février 1939).

Alors, doit-on dire "camps de concentration" ou utiliser une autre expression ?

Camp d'hébergement, de rétention, d'accueil, de regroupement, d'internement, de concentration, de transit... chacun dira comme il voudra.

Pour ma part, je ne m'interdis aucun des vocables employés par les autorités et la presse à l'époque, non plus que ceux utilisés depuis lors par les historiens, pour qualifier les camps où ont été gardés les réfugiés espagnols. C'est pourquoi je continuerai à utiliser l'expression "camps de concentration" et ce faisant,  au-delà de tout ce qui justifie que l'on puisse appeler un chat "un chat", je suis intimement convaincue de faire œuvre utile :
parce que cette mémoire n'appartient pas aux seuls descendants d'internés, elle appartient à tout le monde,
parce que cette mémoire n'appartient pas au passé, elle demeure très actuelle et le sera toujours,
parce que cette mémoire nous invite tous à la vigilance pour que l'homme puisse partout vivre digne et libre.

C'est sûr ! Ce n'est pas faire le choix de la facilité.
Quand les lycéens que je rencontre me disent "Des camps de concentration ! Mais comment c'est possible en France ? " et demandent "Comment ça a pu exister ici ?", il n'est pas facile de répondre.
Je reconnais que la France, pays des droits de l'homme et du citoyen, nation humaniste citée en exemple dans le monde et parfois donneuse de leçons, a du mal à assumer cet héritage.
Je leur dis aussi que leur indignation est légitime et que je la partage.
J'ajoute - et c'est là le plus important - que c'est précisément en faisant face et en se posant les questions du pourquoi et du comment qu'on avance en ne reproduisant pas ses erreurs.

Mais ça, c'est un autre sujet...

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